Aujourd’hui je reçois Jean Mercier du site lavieetlaphilosophie.com un jeune blogueur de talent, tant d’un point de vue rédactionnel, que sur le développement de ses idées. Il partage avec nous sa vision des normes sociales et marchandes et comment l’une et l’autre sont parfois incompatibles.On s’éloigne un peu de la ligne éditoriale habituelle, mais parfois ça fait du bien de butiner ailleurs de nouvelles idées intéressantes.


Le rôle des normes sociales

Nous vivons dans des sociétés réglées par des normes sociales et il est évident que sans celles-ci il n’y aurait pas de société comme nous en connaissons aujourd’hui. Même certains animaux ont des normes sociales et obéissent plus ou moins à une hiérarchie.

Il faut un minimum de normes car s’il n’y a pas assez de règles c’est le chaos. Mais pas trop sinon nous nous perdons facilement dans une foule de normes, on n’arrive plus à suivre et on n’obéit plus. Lorsqu’une dégradation des normes assurant l’ordre dans une société s’opère, nous parlons d’anomie. Mais l’excès de norme peut aussi mener à l’anomie. 

En bref, il faut que les normes soient bien réglées au vu de leur importance.

Celui qui ne respecte pas les normes est vu comme un déviant et est automatiquement marginalisé. Il est vu comme un potentiel danger. Celui qui ne respecte pas les normes ne respecte pas les règles que chacun se donne du mal à respecter.

C’est pourquoi lorsque l’on transgresse une norme, nous sentons le regard des gens posé sur nous. Celui qui se balade nu dans la rue a un comportement déviant car il est dans les normes d’être habillé. 

Un sentiment de honte devrait alors envahir celui qui est nu du fait qu’il est habitué à respecter les normes sociales et ne veut pas être vu comme un déviant. Il accorde une grande importance à la vision des autres. 

Nous allons voir que ces normes sociales peuvent se confronter à d’autres normes : les normes du marché. 

La norme marchande

Les normes du marché sont les normes liées à l’argent et au travail. Nous connaissons tous la phrase “tout travail mérite salaire”. Car il est dans les normes du marché de payer celui qui a travaillé pour nous ou nous a rendu un service, apporté un bien etc. 

Mais lorsque ces normes rencontrent les normes sociales, un “bug” s’opère alors. Il se trouve que ces deux types de normes sont presque toujours incompatibles. 

Comme nous venons de le dire, il est dans les normes du marché du payer celui qui travaille.

Mais lorsque vous êtes invité à manger chez un ami, bien qu’il ait “travaillé” pour vous recevoir correctement, cuisiné un bon repas, préparé le couvert et le vin, vous n’allez pas le payer.

Lui proposer de l’argent contre cela serait mal vu, ça ne se fait pas ! Nous ne sommes pas au restaurant, votre ami n’est pas cuisinier ni serveur et vous n’êtes pas son client. Votre relation est différente et au-dessus de cela.

Par contre, il n’est pas mal vu d’investir de l’argent indirectement via des objets ou des produits de consommation. Si nous reprenons notre exemple de l’invitation à manger chez votre ami, il est impoli de proposer de le payer mais il est bien vu de ramener le dessert. En termes de normes marchandes, cela revient au même de payer le prix du dessert à votre ami ou de le ramener vous-mêmes. Mais en termes de relation sociale ça n’a rien à voir. 

De plus, lorsqu’une norme marchande rencontre une norme sociale, la norme marchande prend le dessus, la norme sociale disparaît et il devient très compliqué de remettre en place une relation sociale ensuite. 

Uri Gneezy (professeur à l’Université de Californie, San Diego) et Aldo Rustichini (professeur à l’Université du Minnesota) ont monté une expérience qui a permis de mesurer les effets d’un passage des normes sociales à celles du marché.

Ils ont voulu mesurer l’utilité d’une amende dans une garderie d’Israël, une amende infligée aux parents qui venaient chercher leur enfant en retard. Avant que cette amende soit mise en place, la relation entre les parents et la garderie était établie sur des normes sociales. 

Si les parents arrivaient en retard, ils étaient pris d’un sentiment de culpabilité à l’égard du personnel de la garderie qui devait rester plus longtemps garder l’enfant. Les retards étaient donc peu nombreux.

Que se passerait-il alors si une amende venait s’ajouter à cela ?

Les parents arrivaient plus souvent en retard ! Au lieu de limiter les retards, l’amende les a multipliés ! Mais pourquoi donc ? 

En réalité l’amende est venu briser la relation basée sur les normes sociales et la confiance pour venir installer des normes du marché. 

Ainsi, la culpabilité a été remplacée par un prix, par le coût de l’amende. De ce fait, les parents s’octroyaient le droit d’arriver en retard puisqu’ils payaient. Ils choisissent d’arriver en retard ou non.

Il suffit alors de supprimer l’amende et de revenir au système précédent me direz-vous peut-être. Sauf que ça ne marche pas aussi bien que prévu… Lorsque la garderie enleva le système des amendes, la norme marchande disparut mais la norme sociale ne réapparaît pas et les retards ne diminuèrent pas.

La conclusion de cette expérience est que lorsqu’une norme sociale rencontre une norme marchande, la norme sociale disparaît. De plus, même si la norme marchande disparaît, il est très compliqué de réinstaurer la norme sociale. 

Peut-être que le tabou de l’argent dans les relations sociales vient en partie de là. Si vous instaurez des normes marchandes avec votre ami, il passera au rang d’associé, client ou patron. Et même si vous décidez d’arrêter cela, vous risquez de ne pas retrouver la relation si spéciale que vous aviez avant avec cette personne.

Le superpouvoir des cadeaux

Il y a un tabou de l’argent dans nos sociétés. Dès que l’argent est amené de façon directe dans une relation sociale, il brise la norme établie et instaure un malaise.

Pour éviter ce problème, il ne faut pas être toujours celui qui se fait inviter, il faut inviter en retour. Il faut créer un équilibre dans la relation sociale sinon l’un se retrouve comme étant d’une certaine façon redevable envers son ami ou son partenaire. Personne n’aime ceux qui s’arrangent toujours pour se faire inviter mais ne proposent jamais rien chez eux ou évitent de rendre l’invitation. 

Mais il existe une autre solution pour remplacer l’argent et éviter ce problème : les cadeaux. Les cadeaux permettent de ne pas sortir des normes sociales tout en impliquant indirectement l’argent.  

C’est d’ailleurs pour rester dans la norme sociale qu’il est impoli de dire le prix d’un cadeau et qu’on le raye ou enlève l’étiquette avec le prix affiché.

Grâce à l’attention que représente le cadeau, il n’a pas besoin d’être gros ou de coûter cher. Un petit cadeau suffit souvent lorsque cela est une surprise ou que votre ami/conjoint ne s’y attend pas. 

Si vous offrez un cadeau à votre petit ami pour son anniversaire, il en sera sûrement très content. Si vous lui offrez un cadeau mais cette fois pour aucune raison particulière et par surprise, il sera très content également, même si le cadeau n’est qu’une simple boîte de chocolats ou un petit truc qu’il aime. 

Ce qui donne cette valeur à ce cadeau c’est le fait que vous ayez pensé à votre petit ami non pas à son anniversaire mais dans un moment où il n’est pas déjà convenu socialement de lui faire un cadeau. Vous avez fait l’effort de penser à lui à un moment où rien ne vous y oblige, ce qui est plaisant. 

Le bug des normes sociales

Au chapitre 4 de son livre « C’est (vraiment ?) moi qui décide : les raisons cachés de nos choix« , Dan ARIELY parle d’une expérience qu’il a mené avec James Heyman. Ils ont mis en place une petite tâche à réaliser sur un ordinateur : déplacer des cercles dans une boîte avec la souris.

Rien de bien compliqué jusqu’ici.

Ils ont ensuite regroupé des volontaires pour remplir la tâche demandée. Un groupe était payé 50 centimes, l’autre 5 dollars et un troisième rien du tout. Ce troisième groupe réalisait donc la tâche gratuitement. Voyons ensemble les résultats.

  • Dans le groupe 50 centimes, la moyenne était de 101 cercles déplacés.
  • Dans le groupe 5 dollars, la moyenne était de 159 cercles.

Première conclusion : nous travaillons mieux lorsque nous sommes mieux payés. En effet, lorsque nous sommes sous-payés, nous pensons que notre tâche n’est pas très importante et qu’il n’est donc pas nécessaire de fournir une énergie colossale pour réaliser le travail demandé.

Alors qu’être payé généreusement provoque l’effet inverse, nous accordons plus d’importance à notre tâche et travaillons mieux.

Mais qu’en est-il du groupe “gratuit” maintenant ? Si l’on en croit la première conclusion, leurs résultats devraient être médiocre puisqu’ils n’obtiennent rien du tout. Mais la réalité est plus surprenante…

168 cercles en moyenne ! Soit bien plus que le groupe “50 centimes” et un peu plus que ceux qui étaient payés 5 dollars. Comment expliquer cela ? Les normes sociales !

Remarque : cela fonctionne aussi bien lorsqu’on remplace la somme d’argent la plus haute par un petit cadeau comme des chocolats, encore un avantage du cadeau !      

La gratuité possède de nombreux pouvoirs, bien au-delà des normes sociales, si vous voulez en savoir plus je vous invite à consulter mon article Pourquoi rien n’est (réellement) gratuit. Ou comment combattre l’arnaque du “zéro”.            

Ceux qui ne sont pas payés n’ont pas été mis en rapport avec l’argent, ils ne pensent donc pas en termes de normes du marché mais en termes de normes sociales. Ils ne voient pas leur tâche comme un travail pour lequel ils sont payés mais comme un service qu’ils rendent gentiment. Ils s’y mettent donc à fond. 

C’est exactement le même principe qui s’opère si l’on vous propose de donner vos organes à la science lors de votre mort pour 100€, vous allez refuser car vous pensez que vos organes valent bien plus. De la même façon, vous n’allez jamais accepter pour seulement 10€. 

Mais si l’on vous demande de le faire gratuitement ? de faire don de vos organes ? Il y a bien plus de chances que vous acceptiez car vous voyez cela comme un service que vous rendez à la société, à la science, aux gens dans le besoin, etc. C’est également le même principe pour le bénévolat qui marche parfois mieux que de sous-payer des gens pour la même tâche.

L’impression de rendre service est très puissante. 

Pour vous en servir à votre avantage, rien de plus simple : lorsque vous demandez de l’aide à vos amis, ne leur proposez pas de les payer mais de vous aider gratuitement. Il ne faut pas évoquer l’argent mais l’éternelle gratitude que vous aurez envers votre ami.

Si jamais vous devez déménager et que vous avez besoin d’aide, ne proposez pas de payer votre ami mais de vous rendre un service. Il y a beaucoup plus de chances qu’il accepte. Dans ce cas-ci, la norme sociale est plus efficace et a plus de valeur que la norme marchande. 

Si vous avez bien suivi, vous pouvez en plus lui offrir un petit cadeau de remerciement plus tard comme une bouteille de vin/champagne ou l’inviter au restaurant. Cela vous coûtera toujours moins cher que de payer des déménageurs et vous aurez en plus entretenu une relation de qualité avec un ami. 

C’est le même procédé qu’utilisent les entreprises lorsqu’elles essayent de créer un lien social avec le client ou les employés. L’entreprise essaie de s’insérer comme un nouveau membre de la famille duquel il serait impoli de s’éloigner ou de ne pas montrer de loyauté. 

Ces entreprises mettent alors en avant la loyauté, la joie de construire quelque chose en commun, l’implication dans un projet, la motivation, etc. Ainsi vous avez l’impression de développer une relation sociale et non marchande avec l’entreprise, ce qui vous fidélise et vous donne un sentiment d’être ingrat lorsque vous voulez quitter l’entreprise ou arrêter de consommer chez eux. Très malin !

Un autre point intéressant est que certaines normes sociales n’ont pas d’équivalent monétaire, il n’est pas possible de mettre un prix dessus. Vous connaissez sûrement quelqu’un qui est pompier, policier, engagé dans l’armée ou pratique un autre métier qui fait mettre sa vie en péril pour sauver celle des autres. 

Ces personnes font-elles cela pour l’argent ? Non bien sûr, leur vie et celles qu’ils sauvent n’ont pas de prix. Ils pensent que ce qu’ils font est bon socialement, que c’est important, que c’est une sorte de devoir moral.

Maintenant c’est à vous de voir dans quel cas il est plus intéressant de développer une relation marchande ou une relation sociale. Essayez d’exploiter les effets d’une norme sur l’autre au quotidien, vous verrez rapidement l’efficacité de tout ceci. Ce n’est pas réservé aux “manipulateurs” ou je ne sais quel “expert”. Tout le monde peut le faire.

Ce que je trouve intéressant dans tout ça c’est évidemment d’apprendre comment fonctionne la psychologie humaine mais surtout de trouver comment nous pouvons utiliser les faiblesses de notre cerveau à notre avantage.

La plupart des articles de blog, des livres, des vidéos nous expliquent comment fonctionne tel biais psychologique, tel sophisme, telle illusion logique pour pouvoir s’en défendre… et c’est très bien ! Mais pourquoi ne pas aller plus loin ? Jamais personne ne fait l’effort de se creuser la tête pour aller au-delà de la simple défense intellectuelle, aller vers l’utilisation de tout cela à notre avantage.

C’est ce que j’essaye de trouver et développer à travers mon travail.

Si ce genre de sujet vous intéresse, je vous invite à consulter mon site internet (en cliquant ici) où sont disponibles des articles sur les sophismes, les biais cognitifs, les illusions logiques, etc.

Merci de votre attention et bonne journée !

Jean