Le billet de cette semaine est écrit dans le cadre de ma contribution au comité de rédaction du site infirmiers.com. Rentrons dans le vif du sujet; si je vous intime l’ordre « Soyez spontané« , il est probable qu’apparaisse une sorte de « bug » dans votre cerveau. C’est normal car vous êtes soumis, par cette injonction, à la notion de double contrainte. Voyons cette semaine le mécanisme de la double contrainte et comment celle-ci peut (malheureusement) être généralisée à toute une profession.
Qu’est-ce que la double contrainte?
La notion de double contrainte a été initiée par Grégory Bateson célèbre anthropologue et co-fondateur de la non moins célèbre école de Palo Alto. Au départ, la double contrainte fut abordée sous l’angle thérapeutique afin d’apporter un éclairage sur les origines de la schizophrénie*. Il y était notamment précisé qu’un enfant exposé régulièrement à des situations de communications paradoxales le plaçant de fait face à une double contrainte présentait un facteur de risque plus élevé de décompenser vers une schizophrénie à l’âge adulte.
La situation de double contrainte apparaît dès lors que deux ordres opposés (double injonction paradoxale) sont soumis à un individu. Celui-ci, quel que soit le mode d’exécution choisi pour y répondre, se trouve dans une voie où la seule issue est… la non-issue. A noter qu’un troisième facteur est nécessaire pour qu’il y ait une véritable double contrainte; celui d’empêcher l’individu de désobéir ou de faire un commentaire sur l’absurdité de la situation, bref de se sortir de cette m…
Nous retrouvons ainsi ces situations de double contrainte dans certaines relations d’autorité qui ordonnent un choix impossible tout en interdisant un commentaire sur la situation comme par exemple dans les binômes de type parent/enfant, entreprise/collaborateur, dirigeant/employé, cadre/équipe, institution/population, etc.
Reprenons l’exemple de l’introduction. (Pour info, c’est l’exemple typique fournit par Paul Wastlawick autre grande figure de l’école de Palo Alto). Si l’ordre donné est « Soyez spontané », il y a impossibilité d’y répondre de manière positive. En effet, si vous ne faites pas ce que je dis, vous désobéissez de fait, et si vous faites ce que je dis… vous désobéissez quand même car vous n’êtes plus spontané. En effet, si vous faites preuve de spontanéité parce que je vous le demande… ce n’est plus spontané. Imaginez en plus que je ne vous laisse pas la possibilité de me dire “Tu déconnes Christophe, c’est n’importe quoi ce que tu me dis là!!”, alors là bonjour l’angoisse!
Un autre exemple fourni par Wastlawick illustre de façon presque humoristique la double contrainte.
Une mère rend visite à son enfant et lui offre deux cravates, une bleue et une rouge. À la visite suivante, l’enfant se présente avec la cravate rouge. La mère lui dit : « tu n’aimes pas la cravate bleue » ?
À la visite suivante, l’enfant se présente avec la cravate bleue. La mère lui dit : « tu n’aimes pas la cravate rouge » ?
À la visite suivante encore, l’enfant se présente avec les cravates bleue et rouge à la fois au cou et sa mère lui dit : « Ce n’est pas étonnant que tu sois placé en pédopsychiatrie! »
Voilà pour un bref éclairage de cette notion. Si le sujet vous intéresse je vous invite à lire l’ouvrage collectif “La double contrainte” sous la direction de Jean-Jacques Wittezaele aux éditions “de boeck”.
L’infirmière dans la quadrature du cercle
Aujourd’hui, les infirmières sont soumises à un stress professionnel sans précédent. Le burn-out du soignant n’est pas un mythe et a fait l’objet de plusieurs ouvrages. Une étude menée l’année dernière par une étudiante en management des Ressources Humaines de l’ESSEC fait le constat chiffré de cette situation critique.
Il ressort notamment que “le mal-être de la profession apparaît plus comme le résultat de la tension générée par l’organisation du travail, les réglementations de plus en plus nombreuses à suivre et le cumul des tâches que par la nature même du travail ou les patients”**.
Vous m’arrêtez si je me trompe, mais il me semble que la principale raison d’être professionnelle d’une infirmière est son désir de prendre soin de l’humain. Prendre soin englobe toutes les dimensions physiques, psychologiques et émotionnelles des patients. Bref, le sens qu’elles donnent à leur mission est essentiellement tourné vers l’aide à apporter à autrui.
Or, et c’est là que la double contrainte entre en jeu, l’institution hospitalière délivre un message implicite plaçant l’infirmière dans une situation paradoxale très inconfortable. Il leur est notamment demandé de prodiguer des soins de qualité (donc faire ce pour quoi elles ont choisi ce métier) tout en exerçant leur activité dans des conditions de travail défavorables à la qualité des soins (manque de personnel, de moyens, de reconnaissance, cumul des tâches à réaliser dans des délais de plus en plus courts**, etc.).
En fait, si l’infirmière prend soin d’un patient dans toutes les dimensions citées plus haut et donc répond à sa nature professionnelle, elle le fera au détriment des patients suivants et de l’organisation globale de son service. Résultat, elle éprouvera, entre autre, un sentiment de frustration et de culpabilité. De même, si elle fait ce qui est le cas aujourd’hui, à savoir gérer un service à bout de bras dans des conditions toujours plus tendues, elle se trouve en contradiction avec son aspiration première: donner des soins de qualité. Le résultat sera sensiblement le même avec en plus un sentiment de colère et d’impuissance.
Quoi qu’elle choisisse comme réponse, notre infirmière sera tiraillée entre sa nature profonde et les contraintes de son environnement de travail. Bilan: stress, souffrance, insécurité, accidents, etc.
De plus, étant donné que la nature même de leur fonction ne leur permette pas de “désobéir” (il serait impensable de stopper les soins d’un instant à l’autre) et que l’histoire nous montre que les revendications soulevées par la profession ont rarement été prises en compte, nous sommes bien en présence du troisième facteur verrouillant la double contrainte autour de l’infirmière.
La boucle (négative) est bouclée.
Et après?
“Tout ça c’est bien beau, allez-vous me dire, mais qu’est ce que je fais avec ça? Je suis déjà au courant que je suis en train de me bousiller la santé en exerçant une profession qui a du sens pour moi” (encore un paradoxe 😉 )
Je pense être assez humble pour ne pas prétendre apporter des recettes toutes faites avec mes petits bras à une institution aussi vaste que l’Hôpital. En outre, il y a de multiples éléments et enjeux qui m’échappent et/ou me sont inconnus et qui entrent obligatoirement en ligne de compte pour résoudre une telle problématique.
En revanche, d’après les travaux de Bateson et une petite réflexion personnelle, je peux vous proposer quelques pistes générales favorisants la sortie d’une double contrainte.
- Identifier la situation de double contrainte. J’espère que ces quelques lignes vous auront permis d’en éclairer au moins une partie. Prendre conscience d’un message paradoxale nous place instantanément en position de pouvoir commencer à le commenter et ainsi affaiblir le troisième facteur influent.
- Communiquer sur la communication même du message paradoxal. C’est ce qui s’appelle méta-communiquer. Il s’agit ici de prendre du recul sur la situation de double contrainte, de l’observer à un niveau différent en réduisant l’intensité des sentiments et émotions ressentis. C’est au moins partager ses ressentis dans un cadre structuré et sécurisant comme des groupes d’analyse de pratique ou de co-développement professionnel.
- Sortir de l’espace problème pour trouver les solutions. Einstein disait qu’«Un problème créé ne peut être résolu en réfléchissant de la même manière qu’il a été créé». C’est finalement faire preuve d’une sorte de désobéissance créative à l’ordre de départ afin d’amener des propositions constructives à la problématique posée.
- Envisager la possibilité que celui qui est à l’origine de la double contrainte peut lui-même se trouver dans une situation similaire. Son comportement qui semble être une cause serait ainsi une conséquence d’une cause plus large qui le place dans la même position que vous.
J’ai entendu un jour un dicton zen qui disait:
“ Ce qui te manque, cherche-le dans ce que tu as”.
J’aime bien 🙂
*“La double contrainte” sous la direction de Jean-Jacques Wittezaele aux éditions “de boeck”
** Enquête réalisée par Karine Chanu auprès des infirmières dans le cadre de son mémoire de fin de cursus en management des Ressources humaines à l’ESSEC (Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales)
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Cet article est tout à fait pertinent et clair.
Dans le monde du travail d’aujourd’hui, le « double langage » est si fréquent que le personnel (en sous effectif la plupart du temps) est « sur-pressé » et doit faire les choses, même quand cela semble humainement impossible.
S’il refuse ou échoue, l’employé craint de perdre son travail, avec toutes les conséquences que cela entraine pour lui dans sa vie.
Alors, on assiste parfois (pour ne pas dire souvent) à une sorte de renaissance d’un « esclavage moderne ».
Le patron, lui-même sous pression par ses contraintes, exige de son personnel une rentabilité démesurée par rapport aux moyens dont ils disposent.
Mais où est le code du travail ? où sont passé les 35 h ? les pauses obligatoires et les temps d’échanges conviviaux ?
Merci Anne pour ce commentaire.
Je suis en accord complet avec votre point de vue.
A très bientôt.
Bel article , je suis infirmière depuis 20 ans dans différents services spécialisés (réanimation, dialyse, salle de réveil), et je suis coach certifiée depuis juin dernier 2012, effectivement nous subissons une pression constante, et comme nous sommes animés par notre vocation !!! le burn out guette certains , tout est relatif à notre vision de la réalité et le pouvoir de notre communication notemment non violente.
Merci de mettre en mots ces situations.
Le burn out ne guette pas « certains » seulement, ils nous guettent tous désormais ….je dirais qu’il nous guette d’autant plus que nous avons de conscience professionnelle et c’est bien cela le plus triste …..Après il suffit effectivement de baisser son niveau d’exigence, de se protéger, et surtout de s’imaginer que nul n’est tenu à l’impossible, mais parfois il reste un fond de colère car nous pensons à nos patients …Il faut aussi savoir dire « oui oui » à toute cette cour qui nous parle d’amélioration continue, alors que les moyens diminuent drastiquement. Tout cela est une belle tartufferie ! et déjà en prendre conscience aide énormément !!
Bel article, qui met en avant la double contrainte dans les entreprises aujourd’hui, et le burn out.
j’ai écrit un petit billet là dessus :
la double contrainte, ou la communication bugguée :
http://zeboute.wordpress.com/2013/03/28/la-double-contrainte-communication-bloquee-bateson-paradoxe/
Merci Guillaume pour ce partage. Et oui, la double contrainte se retrouve malheureusement dans bon nombre d’environnements professionnels.
Misère…. je me suis attirée des tas d’ennuis en passant par les étapes 1, 2, 3… parce que ma cheffe est dans la position 4.
Après 8 mois de souffrance, de stress, de peur de mal faire et de boule au ventre alternant avec une colère immense, et bien que j’adore mon boulot, je viens de signer une convention de départ – somme toute, je ne pouvais pas rêver mieux: 3 mois avec mon salaire versé, libérée de l’obligation de travailler.
Je vais pouvoir me retaper, chercher tranquillement un autre travail, ouvrir les possibilités.
C’est pas possible de prendre soin de la santé des autres en se foutant en l’air la sienne!
Je suis d’autant plus bouleversée que la première fois que j’ai vu une charte évoquant que la sécurité et le confort des soignants devait être équilibré avec celui des clients, c’est précisément au sein de l’institution où je bosse! … Les assurances mettent la pression pour que l’on soit analyste, prophète, administrateur, en plus d’être soignant. Et faut pas faire d’heures supps, mais quand il faut, il faut.
Ma cheffe a essayé de me faire croire que j’étais simplement réfractaire au changement de pratique, mais je me suis vite rendue compte qu’elle se comportait comme une victime du syndrome de Stockholm.
Alors… courage, fuyons.
Bravo pour votre décision Tangérine. Je vous souhaite le meilleur pour la suite de vos recherches.